t'as pas de chance. Aujourd'hui j'ai envie d'écrire. Aujourd'hui j'en ai marre d'écrire des phrases où il y a une façon d'écrire, la seule que tout le monde sait comprendre. Aujourd'hui j'écris pour moi. Mettez-vous un peu à ma place, merde !
Donc... transfusion de cerveau... ... ... c'est long. Download 60 %... 67 %... 73%.... 80%... 88%... 92%... 98%... 99%...
Et voilà, vous vous retrouvez à ma place, assis sur un strapontin du tram de la ligne B, rentrant du boulot. Bordeaux arbore des couleurs châtoyantes, et l'imperceptible odeur de la ville met mon cerveau en émoi, m'empêchant de retourner sereinement chez moi. Mes yeux acérés du célibataire croisent ceux d'une femme qui me sourit. Mais je louche où quoi ? Ce n'était pas elle que je regardais, mais la petite jeune juste derrière. Victoire. C'en est trop. Je ne peux pas continuer comme ça. Je descend. Je sais ce n'est pas très décent, mais tant pis. Et voilà que j'erre sur la place, comme un pauv type paummé, comme un drogué en manque. En manque de quoi ? Personne ne sait, même pas moi.
Je m'assois tranquillement et commence à rassembler les éléments pour ma thèse du jour. La femme. Je devine déjà ce petit sourire qui se dessine sur les esprits malins qui diront volontiers que la femme m'affame, mais je prends mes distances avec le monde terre-à-terre et me place en tant que chercheur, qui ne réfute aucune hypothèse, qui étudie l'objet de ses désirs comme il désire étudier n'importe quel objet. Les uns diront que c'est du machisme, les autres du sexisme. La majorité ne dira rien, mais n'en pensera pas moins. Je fais fi de tout cela. Je me concentre. Les yeux acérés du célibataire serviront de scalpel.
Le constat est le suivant. Pour moi, aucun être vivant au monde ne peut être plus beau qu'une belle fille. Evidemment, je ne me restreins pas aux-dites belles-filles, qui souvent ne paraissent pas au goût de notre propre rejeton, et pourtant ! Evidemment je ne me restreins pas aux non mariées, aux fiancées ou autre. Je considère la fille lambda, que tu croises dans la rue, juste après qu'elle ait développée un corps de femme, et juste avant qu'elle ne soit trop usée par les hommes et la vie. Rien au monde n'est plus beau que cette fille là. Toi, homme de la rue, hommo sapiens sapiens, mais surtout homme de Kro, tu la regardes, tu la dévisages, tu la décortiques, tu la dissèques, tu la tues à petit feu, avec tes yeux révolvers et ton regard plongant sur ces formes si envoûtantes. Et pourtant, sans utiliser d'arme, c'est bien connu, c'est elle qui tire la première. C'est elle qui te touche. Toi tu tombes amoureux, et tu te surprends, à relever ton strapontin et à descendre du tram. Tu te surprends encore à poireauter place de la Victoire et à regarder les gens qui passent en te demandant pourquoi tu n'as plus envie de passer comme eux. Ne rougis pas, je connais cette situation. Je sais ce que c'est. Tu ne maîtrises rien. Tu peux très bien convoiter une de ces êtres suprêmes et la suivre jusqu'à apprendre qu'elle a 35 ans, 2 gosses, et la convoiter encore. Tu ne maîtrises rien, et tu n'as qu'un seul pouvoir : ta conscience.
C'est cette conscience qui te fait remonter dans le tram, même si à l'heure qu'il est tous les strapontins sont relévés et que tu n'as plus qu'à essayer d'entrer et de te serrer le plus possible, de préférence contre une de ses êtres suprêmes tant convoitées. Et ça recommence. Incessamment. Toute la journée. Le tram freine avec son bruit aïgu si désagréable. Il s'arrête, les portes s'ouvrent. Le flux qui te compressait descend. Tu te dilates. ça grouille autour de toi. Tu entends un brouhaha global. Un flux entrant te comprime à nouveau. Les portes se ferment, avec ce bruit de téléphone si désagréable, suivis de trois coup brefs d'une tonalité plus aïgue. Le tram redémarre, et ça repart. ça n'en finit pas. En position délicate, entre une jolie fille et son mec qui n'a pas pu se comprimer contre elle, je m'efforce de maîtriser ma respiration pour ne pas lui souffler ma mauvaise haleine au visage. Car dans ces moments là, je suppose que j'ai mauvaise haleine. C'est la seule explication plausible que j'ai trouvée par rapport au fait que cette fille sorte avec ce mec et pas avec moi, vu le physique et le mental du mec. Mais ça aussi, c'est courant. La plupart des jolies filles que vous croisez dans le tram ne sont pas jolies pour vous. De vous, elles s'en foutent complètement. Mais complètement. Ce n'est pas parce que tu la regardes qu'elle te regarderas, bien au contraire. Par contre, elle sait tout de suite que tu la regardes. Son mec aussi d'ailleurs. Mais il ne peut rien te dire, il en faisait autant il y a quelques temps.
Je disais donc que dans ce genre de situation où tu ne maîtrises rien, il ne te reste que la conscience. Et la conscience te fait inévitablement te poser cette question : pourquoi ? pourquoi je trouve cette fille belle ? D'abord je me suis demandé si ma conduite était dictée par des critères qui me viendraient de mon éducation, de ma mère, de mon vécu. Mais non, je trouve aussi jolie une fille blonde qu'une brune, qu'une rousse, qu'une fille à la peau blanche, qu'une fille à la peau mate, qu'une grande, qu'une petite, qu'une grosse, qu'une maigre, etc. De la même façon que je trouve des blondes moches, des brunes moches, des rousses moches, des grosses moches, etc. Alors qu'est-ce qui fait la beauté d'un personnage ? Quelle est la part consciente de notre inconscient ? Est-ce possible que lui aussi ne maîtrises rien ? Que personne ne maîtrise rien ? Pourquoi par exemple nous sommes tous d'accord sur certains cas de canons, et que nous avons aussi tous des goûts différents sur d'autres cas ? Sur ce point de vue physique, j'en suis arrivé à la conclusion qu'on ne peut pas stéréotyper la beauté, parce qu'elle résulte de la diversité, d'une multitude de critères. En fait, pour moi, la beauté se résumerait à un ensemble cohérent de critères microscopiques et ultra-nombreux. Une jolie fille, c'est une fille qui a un certain nombre de critères (qui me sont propres et totalement inconscients) en adéquation entre eux et en adéquation avec l'image globale du beau, formée à partir de ses innombrables stéréotypes que notre cerveau a transcrit au fil des expériences en critères. Pourquoi Descartes était-il attiré par les femmes qui louchent ? Sûrement parce que l'une d'entre elle lui a plu pour d'autres raisons que son strabisme, pour d'autres critères antérieurs. Il n'empêche que le cerveau primaire de cet homme a associé la fille qui louche à la beauté, et depuis, cette expérience est devenue un critère stéréotype d'attirance. Simplement, il y a tant de stéréotypes de la sorte qu'ils finissent par passer dans la partie inconsciente du cerveau... et voilà où on en est.
Je me suis aussi demandé si je n'étais pas soumis à un aura provoqué par la jolie fille en question. Par exemple, j'ai constaté qu'une femme triste ou joyeuse attirait beaucoup plus mon attention qu'une femme qui n'exprime pas ce qu'elle ressent. Une femme qui baisse lentement les paupières m'oblige à la regarder beaucoup plus qu'une femme qui cligne simplement des yeux. Une fille qui dort, une fille qui pleure me séduit presque systématiquement. J'arrive à tomber amoureux d'une fille que je ne vois pas rien que par l'odeur agréable qu'elle laisse derrière elle, parce que j'associe cette pulsion sensorielle à l'image de n'importe lequel de mes plus beaux rêves. Cette façon de renvoyer sa tête à l'envers pour éviter que les cheveux ne se rabattent dans les yeux a pour conséquence un dégagement de molécules odorantes émanant directement de la chevelure de la donzelle. Perçues par mon nez, mais de façon totalement inconsciente, j'associe cette odeur à l'odeur des cheveux de ma mère lorsque je têtais son sein. Mais comme à cette époque ma mémoire n'était pas développée, mon cerveau n'a retenu que la notion d'agréble qui va avec l'action de têter. Du coup j'associe l'odeur des cheveux à l'agréable, et je tombe immédiatement en admiration devant cette fille.
Au fond toutes ces réflexions se tiennent, mais on a beau réfléchir et essayer de dompter notre inconscient, rien n'empêche mes yeux acérés du célibataire de continuer leurs ébats. Face à cette absence de réponse concrète, notre conscience nous ramène à nous, et on reprend le chemin de la vie, pénétrant dans ce tram bondé qui s'arrête en freinant de ce bruit insupportable. Les portes s'ouvrent. ça grouille autour de toi. Tu entends un brouhaha global. On se comprime. Elles se referment. Un bruit grave de téléphone. 3 tonalités brèves aïgues. Le tram repart, et la vie continue...