Je sors de la salle informatique, l’esprit un peu shooté par les heures de concentration. Les lumières artificielles donnent un air blafard aux couloirs, c’est tout à fait lugubre. Je sors. Il fait déjà nuit. Je tourne en rond à la recherche d’un quelconque signe de vie. Mais il n ’y a rien ni personne. Ça ne peut pas durer comme ça. Mon cerveau me fait mal. Tout tourne autour de moi, légèrement mais continuellement. C'est un peu flou. Illusion d'optique ? Décidément ça ne peut pas durer comme ça, je suis trop fatigué. Il me semblait pourtant que je pouvais tenir plus de deux nuits d’affilée à veiller. Je rentre à nouveau dans la fac à la recherche ce coup-ci d’un coin tranquille. Je trouve un amphithéâtre désert. Vers le milieu, je m’installe. La lumière blanche du néon est juste au-dessus et ajoute une couleur sinistre à ce lieu désert. Je trouve une position adéquate et je ferme les yeux. Je ne dors pas, mais je me laisse emporter par mes pensées, par mes rêves. Ça fait du bien un peu de penser.

Clac. Un bruit d’un interrupteur. On vient d’éteindre la lumière. On ne m’a pas vu. Il faut dire je suis bien caché derrière les sièges. Je regarde l’heure. Ça ne fait qu’une heure que je suis là, mais ça ne fait rien. Je n’ai plus rien à faire ici. Prudemment. Je me rhabille et je sors de nouveau. Je marche. Je marche toujours, sans savoir vers où. Le froid humide me pénètre comme un couteau dans la peau. Je relève mon col et resserre un peu plus les épaules autour de mon cou. Dans ce froid je réalise que je vis dans l’absurdité du monde. Je me fixe des buts uniquement dans le but de sortir de la morosité de la vie. Maintenant j’erre en observant le monde qui grouille un peu autour de moi. Des voitures passent, un bus aussi. Illusions.  Seul le temps passe et nous laisse l’illusion qu’on dispose de lui ou pas. La vie n’est qu’une illusion. Je vais de rencontre en rencontre, d’actions en actions.  Au fond, tout me passe au dessus, rien n’a plus d’importance maintenant. Le temps aussi me passe au-dessus. Enfin pas tout à fait. Je m’en fous un peu du temps mais je le subis quand même. Je n’ai aucun compte à régler avec le temps. Je peux arriver n’importe quand, rendre mes devoirs en retard, peu importe. Mais je me sens comme vieux. Un vieux qui a vécu, qui a laissé passer le temps sans avoir vécu quoique ce soit de particulier, mais qui n’a plus rien à vivre. Maintenant c’est trop tard. Je continuerais éternellement à marcher ainsi, solitaire, confrontant mes pensées au monde qui m’entoure et qui me paraît presque inconnu. Je me sens étranger. Comme c'est étrange !  Etranger aux normes, étranger aux gens, et j’ai l’impression que je pourrai traverser le monde sans qu’il ne s’en aperçoive. J’erre sans but, et ça ne dérange personne. J’observe et j’adore ça.

Aujourd’hui pourtant,  c’est la première fois que je prends le temps d’être seul et de prendre du recul par rapport à mes actions. Ce matin, j’ai rencontré des gens dans le bus. A, avec qui je n’ai pas dit grand-chose. G, qui s’est implicitement moquée de moi quand je lui ai dit tout naturellement que je retournais en première année, que je n’avais pas de projet, pas de but, pas de honte non plus. Que j’erre sans but ou que j’erre de but en but, ça revient un peu au même. Après il y a eu P. Je n’ai pas eu besoin de lui parler, il a parlé pour lui et pour moi. Je me suis contenté de l’écouter, ça lui a plu. Il m’aime bien parce que je suis toujours d’accord avec lui. En fait, quand il me parle, il se parle à lui tout seul, donc c’est normal.

La vie n’est qu’une illusion. Illusions d’avoir des amis, alors que ce ne sont peut-être que des compagnons d’infortune qui sont comme moi obligés de subir cette maladie mortelle sexuellement transmissible qui est la vie. Ils ne sont amis que parce qu’ils sont dans mon entourage direct. Je ne sais pas. Serais-je aussi ami avec eux si ma vie avait été différente ? A force de tout remettre en cause, on perd tous nos repères. On ne s’attache plus à rien. On marche dans le froid, en regardant le monde défiler avec un regard extérieur. On marche, mais au fond on reste toujours immobile. C’est le monde qui avance, pas nous.

Je revois aussi mes illusions sentimentales. Mes attirances de la semaine, peut-être du mois, s’appellent C et A. J’aime bien me créer ces besoins d’attirances, souvent à partir de rien. Il me suffit de balayer une assemblée féminine et de s’accrocher à quelque chose qui nous attire, de tirer le fil et d’en arriver à être attiré par quelque créature merveilleuse en chair et en os. Je regardais plusieurs filles en face de moi (nous étions à une table en U) lorsque mon regard s’arrêta sur celui de C. Elle me regardait. C’est incroyable ! Ça alors ! Jamais j’aurai cru. J’avais beau la regarder, elle ne détachait pas son regard. Au contraire, elle souriait. Comme pour me dire « je sais que ça te gêne de ne pas pouvoir interpréter mon regard, et ça m’amuse ! ». Comme pour se protéger aussi. Enfin c’est-ce que je me suis dit et ça m’a convaincu d’abaisser moi mon regard. Tout le reste de la séance s’est déroulé de la même manière par des regards interposés où je cédais à chaque fois. Le temps de se dire « ouais pourquoi pas »… Puis « ouais, carrément ». En outre, après quelques discussions passées avec C, c’est une fille fort sympathique. Une des rares filles à qui ça ne semble pas être une hypocrisie sociale que de m’accepter à ses côtés. Elle a l’air ouverte. Elle pourrait devenir une bonne amie... d’autant plus qu’elle a l’air folle amoureuse de son copain ! En fait, je pourrais difficilement devenir autre chose qu’un bon ami ! Le bon ami d’une habituelle illusion bien sûr.
La deuxième illusion s’appelle A.  Je ne saurais dire si elle est belle, je crois que je ne l’ai jamais regardée. C’est étonnant., n’est-ce pas ? Ce sont les autres sens qui m’ont attiré. Elle a un étonnant rapport à l’espace et à la proxémique. A chaque fois que je lui dit bonjour, elle entre en parfaite fusion tactile avec moi. C’est étrange, cette façon de me caresser délicatement le bras, de façon presque imperceptible, puis le col, puis l’épaule… toujours de façon aussi imperceptible, sauf pour un vieux comme moi qui attache beaucoup plus de sens aux aspects sensoriels qu’au sens de la vie. Je ressens la vie sans lui attribuer de sens; Ainsi passe le temps sur moi, sans qu’il ne me pénètre vraiment. Et me voilà prisonnier, à emprunter les couloirs où je suis susceptible de la rencontrer… en vain. Je ne vis que dans l’illusion, j’avais oublié.

Illusions… toujours illusion… Je marche en m’imaginant croiser un inconnu qui me demande un autographe et qui affirme que mon dernier concert avec WS lui a rendu l’espoir. Tu parles, les samples sont toujours à faire, j’ai un vieux compte à régler avec le temps qui passe sur moi sans me pénétrer. J’ai l’impression d’être extérieur à lui, un peu trop.
Illusion. Je viens de passer des jours et des nuits à préparer un exposé dans l’illusion de le passer un jeudi après-midi. Mais grève des trams oblige, je ne le passerai qu’une semaine plus tard.
Illusions ambitieuses aussi. Je trouve ma fac tellement intéressante que j’ai des projets plein la tête. Je veux faire partie de groupes de TD pour faire des travaux que je juge intéressant, alors que j’ai déjà mon groupe de TD, mes travaux intéressants, mais que je ne fais pas. Je veux tellement tout faire que je ne veux rien faire de particulier, et je finis par ne rien faire du tout. Je ne fais que marcher et observer le monde qui passe autour de moi sans me pénétrer. Je marche contre le froid, seul. Ni heureux ni malheureux, comme un vieux. Un vieux qui a vécu, qui a laissé passer le temps sans avoir vécu quoique ce soit de particulier, mais qui n’a plus rien à vivre. Maintenant c’est trop tard. Je continuerais éternellement à marcher ainsi, solitaire, confrontant mes pensées au monde qui m’entoure et qui me paraît presque inconnu.

Même ce que j’ai réellement vécu se dérobe à moi. Même les retrouvailles de facebook à qui je n’ai plus rien à dire, que de quoi remplir ce temps qui passe inexorablement au fil des rencontres et des buts que l’on se fixe pour en sortir, pour avancer. Même H, la seule fille qui s’est intéressé à moi au point de vouloir sortir avec. Je l’ai revu dans le bus après trois ans sans la voir ni lui parler. Trois ans, il y a prescription. Je l’aurais volontiers considéré comme une vieille amie si elle ne m’avait pas résolument tournée le regard. Je force la communication. Merde, c’est pas une inconnue quand même, j’ai vécu suffisamment de trucs avec elle pour ne pas avoir à la considérer comme une inconnue. Elle travaille maintenant, elle… Elle est intégrée et utile. A l’hôpital. Plus je lui parle, plus je me sens mal à l’aise, comme si elle m’enfonçait un couteau dans la peau, comme si je marchais dans le froid et qu’elle m’apparaissait comme un spectre pour me dire que je suis un vieux qui n’a pas su profiter du temps, et qui erre maintenant, extérieur au monde, sans contraintes ni devoir.

Je marche dans le froid et ça me fait du bien. J’ai à peu près manqué tout ce qui est important aux yeux de la société. ça se résume au projet professionnel je crois. C'est à peu près tout ce qui importe à la société. Mais au moins je n’ai pas raté ça. J’ai su conserver cette liberté de marcher sans but et d’observer le monde qui m’entoure comme si j’y étais extérieur. J’ai su conserver la liberté de me maintenir plus ou moins volontairement dans l’illusion, cette illusion de fin novembre, où j’erre parmi les brumes froides, comme encore pas tout à fait réveillé d’un sommeil volé à la vie, encore fatigué et vigoureux en même temps, sombrant dans mes pensées les plus intimes. La vie n’est qu’une illusion, mais qu’est-ce qu’elle est libertaire. Ne pas s’enfermer dans la prison du bonheur… Rester dans l’illusion. Toujours, et marcher, laisser le temps passer sur nous et continuer d’avancer, sans but, juste parce qu’on peut continuer d’avancer et qu’on veut sortir de cet immobilisme de la vie. Marchons… Marchons… jusqu’à ce qu’un sang impur abreuve nos sillons !