Une odeur plutôt agréable parcourt l’air d’un lieu public. Le regard se tourne vers ce qui semble en être la cause et tombe sur une très longue cigarette roulée et un peu conique … Le joint ! L’évocation du mot suffit à mettre toutes nos représentations en ébullition, faisant frémir les valeurs qu’impose cet objet si particulier. Un joint n’est jamais qu’un joint ! Il comporte un caractère sacré qui participe grandement à sa mythologie et transcende le simple produit de consommation, souvent associé par stéréotype au mythe de Bob Marley. Plus sulfureux que la cigarette, moins diabolisé que l’ecstasy, le pétard, le beuze ou le pilon est révélateur d’une pratique sociale qui dépasse la tendance. C’est un fait de société, au même titre que toute autre pratique uniformisée et intégrée dans notre culture. Largement banalisé, il fait autant briller les yeux que les rares pépites d’or des rivières pures du nouveau monde. Le fantasme et le désir de transgresser agit comme un aimant chez autrui. Quelque soient la nature des regards, ils convergent tous vers cet objet qui se consume lentement, à l’instar de la star embrasée par les feux de tous les projecteurs.

Pourtant, de par son illégalité, le joint est une vedette de l’ombre… en partie seulement. La matière première achetée sous le manteau contraste avec la longue feuille à rouler, sereinement vendue dans un bureau de tabac. Ces deux accessoires construisent néanmoins le même produit final.


Mais pour l’instant, faisons exceptionnellement lumière sur la matière première. L’herbe (la beu), et sa résine (le shit), représente le retour à la nature. Cela peut-être paradoxal quand on connaît les additifs qui composent la résine. Mais peu importe. Le naturel de la plante préfigure comme un rejet du composant chimique, une dénégation de la société sous synthèse.

Ensuite arrive le moment du « roulage », cet art qui se transmet de fumeur en fumeur. En créant ce qui n’était pas dans la nature auparavant, le rouleur respecte une caractéristique profonde de l’homme qui est de transformer la matière. C’est un rituel qui passe par plusieurs étapes. L’effritement, le mélange avec le tabac et le roulage fait du joint ainsi fini une œuvre d’art qu’il faut admirer avant de consommer, comme l’assiette d’une cuisine gastronomique cinq étoiles.. Cette dimension artisanale dans la conception du joint confère à son créateur un statut d’actif dans l’élaboration de son plaisir. L’application que l’on y met est comme tributaire de la qualité de l’expérience à vivre. Suite à quoi le joint est peaufiné, lissé, presque caressé et enfin soumis à l’observation collective. Le résultat est toujours commenté.

Puis, le joint se porte au lèvres comme un acte consenti, comme le réconfort après l’effort. Une flamme en illumine l’extrémité et à l’autre bout le fumeur aspire la fumée dense. Serait-ce une inspiration de satisfaction avant d’entamer un voyage vers un monde parallèle ? Il fume peut-être pour s’évader, se divertir, se faire plaisir, pour modifier ses conceptions du monde ou autre… peu importe, il fume. Le consommateur se concentre un instant sur son voyage et souffle à présent au monde oppressant l’expression de sa décontraction.

C’est un plaisir qui très vite ne se conçoit que partagé. Généralement, le pétard ne se consomme pas tout seul, il se fait passer de main en main, de bouche en bouche, telle une fille de joie séduisant ses aspirants (et non ses soupirants). Il serait en effet inconcevable qu’une seule main l’y héberge alors que toutes les autres n’attendent que de l’accueillir.

C’est alors qu’une sorte de communion s’effectue entre les membres d’un groupe avec pour catalyseur le joint. La « cigarette qui fait rire » véhicule des valeurs de partage, de respect et de lien social, au-delà de son action sur les zygomatiques. Recevoir un joint est un signe d’amitié, c’est comme recevoir un présent, un objet convoité. L’individualité n’est pas acceptée et le profiteur est directement rappelé à l’ordre.
Le voyage dure un certain temps. Cette impression de planer stimule l’imagination et la créativité. Le regard nouveau qu’il apporte engendre des discussions incommensurables au sein du groupe. Les langues se délient, une certaine sensation de bien-être et de liberté semble être atteinte… Et puis plus rien ! Une fois le joint consumé et le plaisir consommé, la réalité assommante réapparaît. Il faudra attendre la prochaine expédition vers la matière première … Et le cycle se forme, comme le cycle de l’eau, de plus en plus vite, de plus en plus intense…


La ville par extension est le théâtre de manifestations de cette activité illégale liée à la consommation du joint. Mais tout se fait dans un contexte semi-transparent, de façon plus ou moins évidente. Tout semble codé pour brouiller les pistes et rester dans le flou. Vous verrez la fumée, mais jamais le feu. Il faut infiltrer un marché parallèle pour accéder à un voyage dans un monde parallèle. Un tabou est instauré chez ceux même qui contribuent à l’extension et au développement de ces pratiques. Ainsi, il est aisé de remarquer et d’identifier aussi bien les personnes à qui s’adresser que les endroits particuliers propices à l’acquisition de la « matière première ». On peut commodément faire main basse sur cette substance illicite en contrepartie d’argent liquide, mais après une interpellation discrète et codée ou un système de bouche-à-oreille inaudible dans l’agitation bruyante de la ville. Ces scènes se déroulent à tout moment de la journée, se fondant dans le décor, dans l’indifférence la plus totale. Le cannabis s’immisce partout, jusque dans les fines allusions des magasins d’autoculture hydroponiques, jusque dans les discours valeureux des non fumeurs, jusque dans les poches des vestons de certains smokings. Trop visible pour ne pas être remarquée par tout observateur un peu attentif, la consommation de cette drogue illicite ne l’est apparemment pas assez pour qu’elle soit réprimandée. Alors même que la loi devrait être considérée comme au-dessus de tout, on perçoit l’espèce d’hypocrisie sociale dont elle fait preuve, tolérant plus ou moins la consommation tout en réprimant son expansion et sa banalisation. La répression du cannabis s’apparente à un immense filet dont les mailles seraient délibérément trop larges pour laisser passer les petits poissons, afin qu’il en reste dans la mer. On perçoit fortement le décalage entre la pratique d’une société et sa morale. En cela réside le mythe du joint.


Le mythe du joint vient donc de son aspect illégal, mais avant tout de son caractère sacré, presque religieux. A travers ses propres codes, le joint instaure un rituel communautaire ou une expérience transcendant un moyen de détente et de plaisir suprême.